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Sur les terrasses

Barbara avait une trentaine d'années, mais la vie n'ayant pas été douce avec elle, elle en paraissait dix de plus. Les rides continuaient leur chemin autour de ses yeux, marquant les moments de douleur surmontée et les blessures internes sur son visage morose. Sous ses grands yeux bleus trainaient ses nuits sans sommeil. Barbara avait trois enfants. Du haut de ses dix ans Luis était l’aîné, Lisa fêtait ses huit printemps ce mois, et Arno, le petit dernier, avait quatre ans à peine. La jeune maman vivait seule, elle n'avait ni mari, ni conjoint, et les enfants n'avaient jamais connu leur père respectif.

Ce n'était pas tant sur ses traits que dans son regard, que l'espoir avait pris la fuite. Même son aura dégageait une odeur de tristesse, qu'elle traînait derrière elle, plus prégnante que son ombre.

La jeune femme travaillait dans un supermarché toute la journée, du pénible réveil de 5h30, au coucher sans paupières closes de 00h. Elle filait par le bus, laissant ses enfants aux soins de sa meilleure amie, également mère célibataire et nourrice à mi-temps. Sa vie roulait sur les rails d'un transport en commun, dans les deux mêmes directions, s'arrêtant aux mêmes escales, cadencés sur les mêmes heures, sans une once de changement. Certains soirs, elle sortait boire une bière avec sa meilleure amie, Isa. Lorsque les enfants dormaient à poings fermés, aux alentours de minuit, elles allaient traîner leur carcasse de trentenaire déjà rongée et accablée par les désillusions. Elles se savaient irresponsables, mais après tout, le bar était à deux pas et Luis connaissait son numéro par cœur. A quoi bon s'inquiéter ? La vie pouvait-elle être plus triste ?


Lorsqu'elles sortaient, elles parlaient peu, comme si elles recueillaient leur âme meurtrie. Elles plongeaient leurs yeux vastes dans le flou d'un océan de pensées encore plus profondes. Elles s'y perdaient, s'y noyaient, laissant parfois glisser une larme le long de leur joue creuse, entre une gorgée de bière et la fumée des cigarettes. Au bout de quelques minutes elles se jetaient un regard, par hasard, sans attendre un mot, seulement pour s'assurer que l'autre n'était pas morte de tristesse, les mains glacées autour de son verre. Alors quelques étoiles se cristallisaient sur leurs rétines, quelques étincelles de complicité, un scintillement qu'elles seules percevaient. C'était leur secret et leur communion, pour se rassurer de ne pas être seule dans ce vaste océan qu’était devenue leur vie.


Et puis un jour, Isa trouva un amant. Un homme qui travaillait avec elle dans une école maternelle. « Quelqu'un de bien. » lui avait-elle dit. Elle avait emménagé avec ses enfants et cet homme-bien, de l’autre côté de la ville, une semaine après l'avoir annoncé à Barbara. Cette dernière se retrouvait soudain seule, sans amie, sans nourrice, véritablement désespérée et désormais jalouse du bonheur des autres. Elle ne supportait plus les amoureux languis sur les trottoirs, les couples main dans la main, et encore moins les familles rayonnantes du samedi après-midi. Elle portait son propre deuil sur son visage, et ne souriait même plus à ses enfants.

Les soirs, lorsqu'elles allaient chercher ses gosses chez sa nouvelle nourrice, elle passait devant une brasserie, elle jetait un œil aux clients, dans l'espoir de voir quelqu'un aussi seul qu'elle. Bien que cela lui eut déjà été douloureux, elle aimait observer les passants, même si c’est elle qui ne faisait que passer. Elle l'avait fait durant des années avec Isa, et elle continuait, même seule, mimant parfois l’attitude des autres. Un soir, parmi tous ces soirs semblables, elle reconnut le visage d'un homme. Ce n'était pas un de ses ex-compagnons, ni un client habitué du supermarché. Ce n'était pas quelqu'un qui vivait dans son quartier, ni le parent d’un ami de ses enfants. C'était un homme qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Il paraissait avoir son âge, ou peut-être un peu plus, il portait la barbe et une paire de lunettes qui lui donnaient un air érudit. Il avait les cheveux courts et grisonnants, une cigarette coincée entre les lèvres et une veste en velours bordeaux sur de larges épaules. C'était un homme chic et plein de mystère, charismatique et inaccessible. Malgré son silence religieux, son regard baissé sur les pages de son livre et son immobilité constante, Barbara ne voyait que lui. Une aura envoûtante et légère l'entourait. Elle s'arrêta nette. Elle l'avait probablement déjà remarqué lors de ses nombreux passages. Mais cette fois-ci plus que les autres, elle ne voulait plus seulement l'observer durant quelques secondes furtives, elle voulait se pencher sur ses habitudes, imaginer sa vie, lire sur ses traits, et par-dessus tout, elle voulait terriblement lui parler. Mais il était déjà tard et ses enfants l'attendaient.

Elle passa le lendemain, en avance sur son heure habituelle. Cette fois elle voulait se laisser le temps. Elle avait couru pour prendre son bus, l'euphorie au ventre et un bourdonnement dans les oreilles. Barbara retrouvait le goût d’un quelque chose qu'elle avait oublié depuis longtemps. Le plaisir peut-être ? Arrivée dans la rue de la brasserie elle était soudain essoufflée et anxieuse. Son rythme cardiaque s’accélérait à mesure qu'elle approchait de la terrasse. Elle s'assit à une table, sans prêter attention aux autres clients. S’alluma une cigarette et après un rapide coup d’œil, elle constata avec amertume, que le charmant lecteur n'était pas présent. Alors qu'elle s'apprêtait à partir sans avoir repris son souffle, il sortit du café une tasse à la main, et soutira tout l’air qui restait en elle. Il s'assit à une table, à quelques mètres de Barbara, sortit son livre de poche et entama sa lecture. Doucement, dans un nuage de fumée, la femme respira un nouvel air et se donna une contenance. Elle s’assit confortablement, observant les voitures passer et commanda un grand café. Fort heureusement la lecture du bel inconnu nécessitait une extrême attention, ce qui permettait à Barbara de le détailler avec une extrême minutie. Pour boire, il tenait sa tasse par la hanse avec le pouce et l'index, comme une choppe. Lorsqu'il tournait une page, il la pressait avec ces deux mêmes doigts pour s'assurer qu'elle ne se doublait pas. Parfois il feuilletait les pages suivantes, puis revenait à sa lecture, comme pour mesurer la distance jusqu'au chapitre à venir. Il avait eu une boucle d’oreille à en voir le petit trou persistant sur son lobe. Et sous sa manche, Barbara crut distinguer quelques tracés d’encres noires pouvant appartenir à un tatouage. Soudain il se leva et quitta la terrasse sans la considérer. Le café de Barbara était froid. Elle ne l'avait pas bu mais elle avait fait tinter sa cuillère sur les parois de la tasse. Trente minutes s’étaient écoulées sans qu’elle ne s’en aperçoive, elle était en retard.


Durant un mois complet, Barbara avait renouvelé son embuscade. Elle courait après le bus pour arriver avant lui, elle choisissait toujours la même table, à quelques mètres de la sienne, elle commandait un grand café qu'elle touillait soigneusement mais qu'elle ne buvait jamais. Elle apportait parfois une revue pour ne pas se faire remarquer. A chaque fois il arrivait quelques minutes après elle, il s'asseyait à la même table, à seulement quelques mètres de la sienne, il lisait un livre différent chaque jour, puis elle partait avant lui. Parmi toutes les minutes de cet instant, Barbara imaginait une approche, l’inflexion de sa voix, une phrase d’accroche, l’attitude à avoir. Comme si elle incarnait le rôle de sa vie, elle prenait soin de répéter son personnage intérieurement. Mais si elle franchissait cette barrière, que deviendrait son moment ? Existerait-il un après ? A quoi bon tenter de changer l’ordre des choses ?


Un soir d'été, alors que la chaleur était gorgée de douces fragrances, Barbara sirotait un thé glacé, toujours quelques minutes en avance sur l'emploi du temps de son charmant Mr.Livre. Elle aussi s'était mise à la lecture. Malgré son manque de culture générale et de connaissances en la matière, elle s’était acheté quelques livres, reconnus entre les mains de son inconnu, des mois auparavant. Ce dernier arriva, s'assit à sa table et ouvrit un nouveau livre. Ils restèrent ainsi, sous le soleil encore joyeux du mois de juin. Il portait toujours des chemises, et sur son poignet était bel et bien dessiné un tatouage étrange. Barbara s’était transformée de jour en jour depuis cette nouvelle habitude, elle avait pris une autre couleur, douce et apaisée. Elle appréciait cette compagnie, et prenait le temps de se donner du charme pour l’occasion de ce rituel. Aujourd’hui Mr.Livre délaissa sa lecture pour une toute autre activité. Tandis qu'il fumait une cigarette, il observa Barbara avec attention et une pointe de mystère. Elle le remarqua de suite, notant au passage qu'il n'était pas discret. Mais voulait-il seulement passer inaperçu ? Sentant son heure arrivée, elle prit une grande inspiration, finit de lire sa phrase - sans la comprendre pour autant – et à son tour, déposa le roman sur la table. Elle leva un regard innocent et incertain vers cet homme qui lui sourit avec tendresse. Incrédule, elle lui rendit la pareille.


– Comment vous vous appelez ?

– Barbara, répondit-elle, ignorant le charme seul de son prénom.

Il haussa ses sourcils de surprises, son regard s’éclaira, ses épaules se détendirent. Il s’installa un peu mieux dans son siège et tendit son paquet de cigarette à la femme qui aiguisait sa curiosité depuis des mois.

- Elliott, enchanté.


Il avait le rictus charmeur mais parcimonieux, de ceux qui éclatent un visage comme un rayon à travers un miroir. Leur conversation fut brève, mais délicate. Ils échangèrent quelques-unes de toutes ces choses qu’ils avaient voulu se dire à chacune de leurs réunions muettes. Ils ne se donnèrent pas leur numéro de téléphone, il ne l'invita pas non plus à dîner. Elle ne lui fit pas les yeux doux, et il ne la complimenta pas sur sa jolie robe. Parce qu’ils savaient qu'ils se retrouveraient demain, au même endroit, pour lire, ou discuter et partager simplement leur solitude autour d'un café froid. Comblée par cette rencontre enfin prononcée, elle partit chercher ses enfants le cœur léger. Elliott était resté attablé, reprenant sa lecture sans parvenir à dissiper le visage de Barbara. Ils ne s'étaient rien promis, mais ils avaient réussi à déceler une lueur d'espoir, une infime étincelle dans le regard de l'autre. Le souffle de leur routine les transportait désormais sur un carrousel agréable, sans le voir, ils lisaient sur leurs lèvres, enfin, un sourire.



texte été 2016

photo de Manon Tuboeuf



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