J’avais envie de casser quelque chose de beau. Encore. Parce qu’on s’évertue, dans nos vies, à poursuivre nos rêves, à façonner des projets aux allures désirables, que l’on est toujours poussé le matin, à surmonter le meilleur de nous-même. Ce matin-là, réalisant que j’avais tout perdu, j’ai eu l’envie dévorante de faire des ravages. Peut-être aussi que c’était ça le meilleur de moi-même. J’ai repensé à ce que m’avait dit un ami un soir, que la mission de chaque homme c’est de se découvrir toujours plus animal et moins humain. Pablo pouvait parfois être très sarcastique, et avant je n’aimais pas ça. C’est vrai, avant j’étais un gars bien, qui ne se posait pas trop de question. J’avais une femme incroyable. Délicieuse de bonté et d’une beauté divine. Mes enfants aussi étaient incroyables. Ils étaient polis mais espiègles, vifs mais créatifs. Même dans mes espoirs les plus fous, leurs esquisses n’y figuraient pas. Pourtant j’ai eu droit à un tel bonheur. D’ailleurs lorsqu’une chance pareille s’implante dans votre vie, elle vous fascine, elle vous transcende si fort, que vous n’en percevez pas le côté précieux. Moi, enfant déchu, sans famille, sans pays, j’avais eu un quotidien si puissant. Difficile à croire. Alors bien sûr, avant même d’avoir apprécié la complexité de la réussite, j’avais tout foutu en l’air. C’est pour ça. Je ne pouvais rien perdre de plus beau, car rien de plus beau n’existait. Je voulais tout détruire. Tout dévaster. Et que le monde qui m’entoure ressemble un peu plus à l’intérieur de mon corps, sans âme, sans cœur. Je voulais leur jeter mon poing au visage et faire valser leur sourire en un millier de larmes. Que jaillisse la tristesse et la solitude.
Abi avait été retrouvé sur le parking de notre immeuble, adossée contre la roue arrière de sa nouvelle voiture. Eventrée, mutilée, violée. Un meurtre comme on les imagine dans les favelas. Mia et Nino rentraient de l’école, et elle était allée les chercher, mais leurs corps n’avaient pas été retrouvé. Même si on me disait qu’ils finiraient par réapparaître, pour moi ils étaient morts. Seul mon subconscient gardait le tintement de leurs rires, ils faisaient irruption dans mes nuits, sortaient de nulle part, d’un bordel, d’un bidonville, vieillis, ensanglantés, les yeux grands ouverts et accusateurs. J’étais allé acheter une arme ce soir-là, pour le prochain braquage. Le dernier ? Evidemment, sinon pourquoi être en colère. J’étais arrivé après les voisins, personnes n’avaient entendu quoi que ce soit. Après les pompiers, personne n’avait pu la sauver. J’étais arrivé après ma responsabilité, sans jamais l’avoir rencontré, puis après mon amour propre, disparu à jamais. Comment fait-on pour racheter ses fautes ? On trouve un responsable, quiconque, et on le tabasse aussi fort que l’on voudrait se faire du mal à soi. J’avais fini par faire ce braquage, trois jours après. La veille de l’enterrement. Et comme par miracle, deux heures plus tôt, j’avais découvert qui avait assassiné ma femme et sans doute enlevé mes enfants. Un signe du destin, un message de je ne sais quoi. En tout cas ça me disait clairement dans l’oreille : « venges les ! ».
Quand je me suis levé vers six heures, j’avais déjà envie de fracasser le mur en face de moi. J’ai d’abord pris soin de retirer les photos de vacances, les portraits de famille, puis j’ai lancé ma droite, ma gauche, mes coudes, ma tête et enfin tout le reste de mon corps mort, si violemment, que j’ai abattu le mur. Faut dire qu’on habitait dans un petit appartement plutôt vieux débris des années 1960, fabriqué de placos et de toiles tendues. Ça sentait encore les repas du dimanche midi et la joie de vivre. J’avais la gerbe. J’ai pris un sac de voyage contenant le strict minimum, puis l’arme achetée dans la semaine, et j’ai roulé en bécane jusqu’à l’adresse donnée par mon indic. Les meurtriers se trouvaient dans une maison de la taille d’une villa, au large d’un quartier mal famé. Rien de bien méchant. Et au mieux, j’y laissais ma peau.
Là je vous raconte ça, je viens de finir le carnage. J’avais envie de frapper quelque chose de beau à en crever. Et je fus largement servi. Quand j’ai découvert la voiture du responsable du braquage à côté de celle du meurtrier, j’ai vu rouge. Rien n’était plus beau que cette ironie du sort. Mon employeur et mon ennemi bossaient ensemble. Avec le recul ça paraissait presque logique. Alors sans m’annoncer, sans bruit non plus, j’ai pénétré dans les jardins. Ces connards ne savaient pas qu’ils s’en étaient pris au plus qualifié de leur poulain, puisque je m’étais bien gardé de leur montrer. Le silencieux au bout du flingue rendait la chute des gardes presque fantastique. Ils s’écroulaient comme des mouches, une à une, avant de crier au secours. Mon employeur m’avait promis le repos éternel à la suite de ce coup. Il avait donné sa parole. Mais sous mes yeux ils préparaient le prochain, sûr de lui, accompagné d’un chef de cartel, ceux qu’on suspectait d’avoir souillé et anéanti ma famille. Tous les gardes étaient à terre, ils n’avaient plus de défense. Alors j’y suis allé comme dans les films. Nonchalant je me suis rendu au service à whisky, et je ne suis servi. Dès le premier tintement du verre, ils se sont figés. Malgré mon état de folie, j’étais maître de la situation et je le voyais dans leurs yeux. Ils tremblaient comme deux brebis données en repas à un fauve. C’est bien la première fois que je sentais l’odeur de la peur. Presque alléchante et j’étais affamé. Tandis qu’ils se perdaient entre les « qu’est-ce que tu fais là ? », « c’est pas ce que tu crois », « assieds-toi, je vais t’expliquer », je descendis deux verres de bourbon et mon entrain à fracasser des visages s’intensifia. Magnétique, mon tir s’aligna avec précision dans les épaules des deux hommes. Cette première douleur souleva des hurlements galvanisants. J’aurais voulu torturer leurs femmes, mais ils avaient si peu de qualité, qu’ils n’avaient même pas de femme. En les regardant se contorsionner et me supplier, je me suis fait chier. Déserté par la joie, je ne parvenais même pas à m’enrager de leur sentence. J’ai tiré dans leurs côtes, comme on tire sur une clope de trop. Ils hurlèrent à nouveau, mais personne ne les entendait. Ils étaient tous morts. Je déambulais dans le grand salon pourris par le luxe. J’ai renversé un vase en porcelaine de Chine, brulé une toile de peinture, jeté une statue sur la baie vitrée. Mais rien n’y faisait, je m’emmerdais toujours autant. Mon associé et le chef de cartel rampaient vers des issues improbables, étalant leurs sangs sur le carrelage blanc et je les observais avec le goût de rien. Même une musique n’aurait pas donné de rythme à mon acharnement. C’était pénible d’être si passif à tuer des salopards. Puis j’ai entendu des voix au loin. « Il est encore là ». Là, j’ai compris que le spectacle était terminé. Sans même leur adresser un regard, je leur ai mis la dernière balle dans le crâne. Ils sont tombés comme des animaux, alors j’ai pensé à Pablo. J’étais devenu moins qu’humain. J’entendais presque son rire, le bruit du sarcasme, et ça faisait comme du verre qui vole en morceau.
Le compteur de la moto affichait 230. La vitesse ne me faisait plus vibrer. La colère s’était dissipée. J’agissais selon un ordre enfouit dans mon esprit, « finis ta quête, sinon tout sera arrivé en vain ». Il fallait que je vole ces bâtards, qu’ils soient morts et dépouillés. Sur le pont qui conduisait au centre de la ville, en suspension durant cinq secondes, je me suis dit « et tu fais quoi après ? » C’est vrai qu’après le meurtre et le braquage, la vengeance est achevée, du coup c’est quoi l’étape suivante ? On reconstruit tout, pour tout détruire, encore et encore. Il m’est apparu alors le visage ému d’Abi le jour de notre mariage. J’aurais pu chialer, mais à quoi bon. Quand j’ai débarqué dans la banque j’avais vraiment l’impression d’être un crétin. Comme ces mecs des petits quartiers qui braquent des supérettes avec un masque de président en plastique mou. Moi j’avais une cagoule, un Beretta bon marché, un point de côté et peur de m’en prendre à un innocent. Il n’y avait pas grand monde, six personnels et autant de clients tout au plus. Ils étaient endimanchés, presque en costume, histoire d’instaurer une relation de confiance avec leur banquier : « regardez on tient la route, donnez-nous l’argent pour construire notre avenir ». A côté d’eux j’étais minable. Pourtant une seconde fois l’odeur de la peur emplissait l’atmosphère. J’ai ouvert grand mon sac et vidé toutes leurs caisses. Le coffre ne m’intéressait pas, et un mec en costard avait déjà prévenu les flics. Il me restait deux minutes avant leur arrivée. J’ai tiré dans le vide pour dissuader les âmes héroïques de me poursuivre et quitté le hall en dévalant les marches de l’entrée. Je ne savais même pas ce qui me poussait à agir dans la précipitation, ni même à agir tout court. Mes mouvements étaient des automatismes. Pourquoi j’avais braqué cette banque ? Le poids du sac rempli d’argent, c’était ça la valeur de ma vie désormais ? J’ai démarré l’engin, fonçant déjà dans une ruelle piétonne. Au loin, deux petites silhouettes ont traversé en courant. Une petite fille en tunique jaune et un petit garçon tenant une peluche éléphant. Dans cette fraction de seconde j’ai entendu des plaquettes de frein crisser et les rires de Mia et Nino. Finalement c’était peut-être ça le bruit du sarcasme. Puis le soleil s’est éteint.
texte juillet 2022
photo été 2021
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