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Des confettis sans joie

Nouvelle publiée dans le "Mediaphi : Histoire(s)", une revue universitaire de Lyon 3 en mai 2018



Mon nom est Zaj. Ces faits m’ont été relatés, pour la plupart par une amie du nom d’Emma. Comme toutes les personnes de ma génération, je suis allée à l'Ecole Elémentaire Statique. Mes parents appelaient ça le lycée. Au cours de ces quatre années nous devions déterminer le secteur Professionnel ou Intellectuel dans lequel nous aurions souhaité réussir notre vie. J'avais 17 ans. J'étais naïve et insouciante. Je pouvais être turbulente en classe, je me faisais souvent remarquer, tout le monde me connaissait, et la plupart du temps c’était parce que je n’avais pas ma langue dans ma poche.

La seule chose qui avait réellement attiré ma curiosité c'était l'Histoire. Les évènements antérieurs à mon époque me paraissaient plus intéressants que mon présent. Parfois étranges et flous, plus nuancés peut-être, mais en tout cas moins ternes et uniformes que notre quotidien. D'après mes parents nous n'apprenions qu'une infime partie des faits à l’Ecole Elémentaire. « Ils veulent réduire certaines castes à l’amnésie ! » Criait mon père sous la colère. Car selon lui et ma mère, ils existaient d'autres faits, bien plus graves et bien plus subversifs qui pourraient compromettre notre nouvelle société. Les professeurs omettaient volontairement de nous les transmettre, sous la direction probablement violente de leurs supérieurs. Afin d’assouvir mon besoin de savoir, mes parents organisaient des réunions. Certains soirs, au moment du repas, nous nous réunissions autour de la table, avec ma grand-mère et Emma, et les plus vieux nous apprenaient les passages sombres, comme un secret interdit. Les objets de communication étaient débranchés, la maison devenait muette et ils régnaient soudain sur le visage de ma mère, une chose que mon amie appelait la liberté. Mes proches nous contaient les joies, les chansons, les évènements et les grandes découvertes comme de merveilleuses légendes.

Quand le cœur y était, ils accompagnaient même leurs récits de clichés. Pour eux c’étaient encore des photos. La différence était fine, mais elle existait pour dissocier nos générations. Le papier glacé, souvent coloré, capturé à l'aide d'un appareil photo, c’étaient les clichés. Mon père nous avait expliqué qu’en réalité c'était de la lumière déposée sur une particule sensible. Une version matérielle des photos que nous avions, nous, la nouvelle génération, sur nos mini-tablettes. A leur époque, mes parents et mes grands-parents devaient ouvrir un carton ou un énorme livre, appelé album, pour se remémorer leur passé. Depuis une douzaine d'années une grande firme multinationale avait créé une autre manière de vivre l'instantané et le souvenir. Dès la naissance nous avions été connectés à une mini-tablette grâce à une puce introduite dans notre nuque. Ainsi elle gardait en mémoire un film de ce que nous vivions, à la demande ou lorsque notre rythme cardiaque s'accélérait. Nous pouvions tout aussi bien partager nos souvenirs grâce à la tablette, que la transmettre par Bluetooth directement dans la mémoire de quelqu’un.

Un soir, lors d’une de ces réunions, peu de temps avant de rentrer à l'Ecole Supérieure Statique, j'avais appris que mes parents n'avaient plus de puce. Ils se l'étaient fait retirer dans un centre chirurgical clandestin par des opposants de la société. Pour eux leurs clichés donnaient accès à une véritable mémoire. Celle d'une note, d'un parfum, d'un sourire, d'une sensation, d'une liberté. Et surtout, ne pas avoir de mémoire digital, empêchait le Gouvernement de contrôler leur vie. Ce soir-là, ils me proposèrent de me faire retirer ma puce, dans ce même centre. Ils me rassurèrent, mais je ne voulais pas céder le luxe de ma mémoire digitale. Nous n’en avions plus reparlé.


Pour mon dix-huitième anniversaire ma grand-mère m'avait confié un de ses clichés. Il était en noir et blanc, mesurait à peine dix centimètres de large, et on distinguait mal les visages. Mais d'après elle ceci n'avait pas grande importance. L'essentiel demeurait dans l'ambiance et le sentiment du papier. J'avais toujours connu cette image : elle était encadrée et posée sur la commode dans son salon, auprès des autres clichés qui comptaient pour elle. Malgré le temps je reconnaîtrais toujours ma grand-mère sur les clichés. Elle était plantée comme un roc, souvent bras dessus-dessous, les épaules légèrement en retrait et les jambes écartées. Elle avait toujours eu cette attitude désinvolte et sûre d'elle. Elle portait une drôle de tenue, et malgré le manque de netteté, son visage rayonnait. L'arrière-plan était flou, on apercevait des lumières et des corps en mouvement. Ils avaient tous le poing levé comme la colère. Parfois lorsque je l'observais, j'aurais juré que l'image vibrait. Contrairement aux autres photographies celle-ci m'intimidait. Mais je n'avais jamais posé de questions à son sujet, ni à ma grand-mère et pas même à mes parents. L'ayant probablement senti, avant de mourir elle m'avait expliqué dans un murmure, qu'il s'agissait d’une autre fois où notre pays avait su faire face aux injustices. J'étais triste qu’elle parte et je n'avais pas vraiment compris. Mais avec du recul j’avais voulu percer ce mystère et j’étais persuadée de la valeur de ce papier.


En fin d’année, nous devions rendre un projet d’Histoire conséquent en lien avec le XXème siècle. Ce devoir portait sur un objet quelconque de cette époque, et nous devions en présenter les utilités majeures et les diverses évolutions. C’était un examen important, qui orientait notre parcours Supérieur, il devait nous ressembler. Bien entendu avec une grande fierté, j'avais choisi l'image de ma grand-mère. J'avais fait de nombreuses recherches sur la photographie, l'invention des appareils, puis la dérive vers la caméra et le cinéma. Mes parents avaient de nombreux livres sur ces sujets. J'étais passionnée et persuadée d'obtenir le meilleur résultat de la classe. Nous étions loin de nous imaginer ce qu'il adviendrait réellement. Derrière l'image s'inscrivait une série de chiffres illogiques, le mot « KODAK© » et 05/68. Ma grand-mère avait annoté à la main « Alice, Marc et Marie-Hélène. Mai 1968 ». Était-ce le début d'une piste, comme ces chasses au trésor qu'elle organisait lorsque j'étais petite dans son village ? Ou bien une simple annotation pour légender l'image ? Alors d’une nature curieuse, et dans le cadre de cet examen final, je m'étais mis à chercher tout ce qu'il s'était passé en France à cette époque, parcourant les sites interdits du darknet, risquant parfois l’arrivée d’une Police Robotique des Trafics d’Information chez moi. Mais mes parents y avaient été habitués. Après quelques semaines dans les méandres de l'Histoire mon dossier était enfin complet.


Le jour de l'oral mes camarades avaient tous les bras chargés. Il y avait des billes, une machine à coudre, une machine à écrire, une lampe torche, une brosse à dents, un jeu de cartes, quelques portables avec des touches, un miroir, une montre avec des aiguilles et j'étais la seule à avoir un cliché. Seule face aux regards soupçonneux puisque je l'avais transporté dans une enveloppe noire pour le préserver de la lumière. Tous les élèves passaient un par un sur l'estrade devant un amphithéâtre rempli d'une centaine de personnes. Certains se présentaient, le torse bombé et la tête haute, d'autres n'émettaient pas un son, tétanisé face à ce mur de visage. La réussite à l'Ecole Elémentaire Statique était une gloire, puisqu’elle conduisait par la suite à une Ecole Supérieure. Mais l'esprit de compétition n'était pas inné, surtout dans notre caste, pauvre et humble.


Puis vînt mon tour. Je quittai mon siège, agitée d’une douce adrénaline. Sur la scène se dressait un immense tableau de verre où notre exposé était projeté. Face à moi, je ne distinguais pas la masse. La foule ne m'impressionnait plus, mais les deux professeurs assis derrière le bureau, aussi sensibles que des statues de marbres, me perturbaient quelque peu. En me présentant je pensai à ma grand-mère, elle devait être fière. J’entamai mon propos. Les enseignants, ainsi que les élèves, m’écoutèrent tous attentivement. Jusqu'à ce que je sorte le cliché et que je parle de révolte. Ahuris, les professeurs s’approchèrent de moi, et je discernai une peur destructrice sur leur visage. L'un m’immobilisa avec violence, l'autre s'empara du cliché comme d'une bête venimeuse. Quelques élèves réagirent dans l'assemblée, Emma courait déjà dans ma direction. Les larmes aux yeux, après un échange de regard qui remplace la parole, l'enseignant déchira le cliché.


- L’examen est interrompu. Sanctifia le professeur, tremblant de peur.


Je restai stupéfaite un dixième de seconde, puis le choc se mua en terreur. Les élèves huaient dans l’amphithéâtre, un vrombissement qui immobilisa ma raison. Je sentais mes traits se déformer entre la colère et le dégoût. La rage s'exprima soudain comme si j’étais moi-même déchirée en confetti de papier glacé. Voilà ce que je ressentais. Sous mes yeux se déroulait un crime dont j’étais en partie la victime. Je me suis mise à hurler. Mes oreilles bourdonnaient sous les injures des autres élèves. Sans savoir comment une Police Robotique envahit les rangées. Les troubles faits furent immobilisés eux aussi. Je me souviens que quelque chose me brûlait dans la nuque. Les professeurs m’ont laissé à la Police. L’un des robots resserra son emprise, l'autre arriva dans ma direction comme un boulet de canon et me frappa. Noir.


Aujourd'hui j'ai 24 ans. Six années se sont passées et c’est le seul souvenir que je conserve de mon histoire.


texte mai 2018

photo de Manon Tuboeuf

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