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Memento mori

Eden Pages

Chemin de l’Armistice 2026

71000 Mâcon


Emma Durand

34 Cours Lafayette

69003 Lyon



A Mâcon, le 8 mars 2097



Chère Emma,


Durant cette période, le plus frappant restait les tempêtes de sable. Elles venaient de toutes parts et touchaient tous les continents. En France, les minuscules graviers arrivaient du Sahara, à coup de pluies diluviennes, des restes de cyclones et d’autres grands mistrals. Les pays méditerranéens, jusqu’en Suisse et en Belgique, étaient placés sous alerte, et chacun s’abritait comme il le pouvait. Les voitures étaient recouvertes, les fenêtres ne s’ouvraient plus très bien, certaines maisons se penchaient sous le poids des grains, l’herbe ne poussait plus sous les parcelles étouffées par les milliards d’infimes cailloux. L’incapacité de bouger, de sortir, et de respirer nous paralysait tous. Aucun commerce n’ouvrait, aucun marché n’étalait leurs établis. Comme à une époque lointaine que m’avait raconté une fois le vieux papi à cause d’un virus me semble-t-il. Comme si la planète souffrait des dommages laissés par un AVC, avec la moitié du visage anesthésié. Invalide. Toutes les institutions, même éducatives, restaient fermées. D’ailleurs ce n’était plus vraiment de l’éducation. En tout cas pas comme l’avait connu mes parents. On ne nous formait plus aux universités, ni aux grandes écoles, du moins plus dans les campagnes, et rarement dans les villes. Les avenirs les plus prometteurs se trouvaient dans l’agriculture, dans la médecine et dans l’ingénierie du développement durable. Tout le monde avait un parent, un ami ou une voisine avec au moins une terre à cultiver, des bêtes à élever, une maladie à soigner, et un robot qui aidait à laver l’eau sale, à drainer les sols, à allumer un feu dans la cheminée, à passer le balai et transformer ce fichus sable en un agglomérat de construction. Il existait même des robots pour réparer les robots eux-mêmes. Soi-disant qu’un robot ça coutait moins cher en temps et en énergie que de former quelqu’un ou d’imprimer une notice… Et puis si vous n’atteignez pas le niveau pour les études, vous suivez vos parents, dans les mêmes traces jusqu’à la tombe, comme nos aïeuls avant nos vieux. Ma mère m’avait dit que ce n’était pas plus mal pour nous, qu’au moins on avait un vrai but, qu’on se poserait moins de questions, qu’on aurait même moins de tourments et moins de chimères. Ainsi tout le monde savait que rien ne pimenterait nos journées. Parfois on s’imaginait quand même la découverte d’une nouvelle planète à détruire, comme on avait souillé la nôtre, ou à l’arrivée de petits bonhommes verts à la matière grise surdéveloppée. On pensait à ça après avoir relu les vieilles bandes dessinées secrètes du vieux papi, en regardant les étoiles lors des trous nuageux la nuit. Le vieux papi, il semblait fabriqué dans la pierre de sable. Il avait des traits sur la peau comme les sillons du vent sur les vallées ensablées. Il ne faisait pas de la peine, mais presque, parce qu’on vivait tous ensemble autour de lui, et pourtant il respirait la solitude. Quand il divaguait et qu’il parlait de choses qu’on ne comprenait pas, entre autres. Et surtout parce qu’on pensait qu’il devenait fou, on riait sous nos mains sales. Moi j’ai vite arrêté de rire, parce que je voyais ma mère émue, triste même. Elle souriait pourtant. Mais je connaissais son sourire par cœur, tant il était rare. Le pire s’était celui entre les deux. Le mi-triste, mi-ravi. Le vieux papi, il m’avait dit un jour : « Ça c’est de la nostalgie. » Alors je compris qu'elle était nostalgique surtout quand le vieux papi parlait d’art. La dernière fois, après le bouillon autour du feu, il racontait que l’art était la seule marque de notre passage sur Terre. Surtout désormais que tout était chassé par le vent et enseveli sous le sable. L’art était le seul moyen, en tant qu’expression, que l’Homme avait trouvé pour retranscrire son quotidien et l’espoir d’un monde meilleur. Après ça, il était resté muet pendant trois jours, traumatisé par ses propres mots. A l'école on nous disait que l’art coutait cher, qu’il était superflu, qu’il rendait subversif, et surtout, que ce n’était pas essentiel à notre fonctionnement. Il avait donc été banni par la Nouvelle Aire. Les seules œuvres artistiques qui persistaient dans le temps représentaient notre seul héritage, infime et mal interprété, souvent religieux, et profondément moralisateur.

Maintenant que j’ai grandi, et après avoir beaucoup discuté avec le vieux papi, j’ai compris que notre vie pouvait être, en elle-même, la trace de l’art. Un art de vivre. Une tragédie. En trois actes : l’émerveillement, la désillusion, le spleen. Simple, poétique, cynique et dont la fin, connue de tous, serait fatale.


Soit indulgente avec ces quelques mots, je voulais te conter du mieux possible mon quotidien en raz campagne, j’espère que tu te portes bien au milieu du béton et de l’acier,

A bientôt j'espère.


Eden




A mon arrière arrière grand père,

Alphonse,

qui a parcouru un siècle à toutes épreuves,

et nous a laissé une tempête d'espérance.


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